Antonine Maillet
(article paru dans le journal du Théâtre de la Ville de Paris, 1981-82)

Ils ne savaient pas lire, alors, ils ont appris à conter. Durant trois siècles, ils se sont transmis leurs contes d'aïeul en père en fils en rejeton. Après dix générations, leurs mensonges sont devenus sublimes vérités, et leurs vérités, joyeuses menteries. Et l'histoire de leur pays a pris la couleur de leur âme.

C'est dans ce pays-là qu'est née Édith Butler, qui ne reçut son prénom ni de sa mère, comme c'est l'usage, ni de l'aïeule maternelle ou grand-maternelle, mais de la sage femme qui la mit au monde avec deux milles autres enfants du pays. Ainsi, dès sa naissance, cette fille d'Acadie serait l'héritière d'un peuple encore plus que d'une famille. Elle a bien le droit aujourd'hui de parler au nom de ce peuple-là.

Sauf, qu'Édith ne parle pas, elle chante.

Même quand elle parle, elle chante. Elle chante à cause du sel de la mer et de la résine des bois qui lui gargouillent dans la gorge et donnent de l'accent à ses mots; à cause de son lignage d'aieux aussi, qui lui a laissé tant de souvenirs dans le cœur et dans les reins, qu'elle en est restée ébarouie.

Nous connaissons tous ce que nous avons dans le cœur. Mais dans les reins? C'est un peu l'envers de l'âme, que certains appellent le subconscient; et qui est fait de la pâte de milliers d'ancêtres pétrie par des milliers de dits et gestes répétés depuis les temps primordiaux. Édith Butler, que je connais bien, ne prétend pas faire grimper son arbre jusqu'au paradis terrestre, ni creuser ses racines jusqu'au centre du monde. Parce qu'elle est sans prétentions. Mais elle est claire aussi et elle sait ce qu'elle veut: c'est bien simple elle veut tout. Tout ce qui ressemble à la vie.

Une vie, même de cent ans - c'est la moyenne d'âge des vieux de mon pays... quasiment - ne suffit pas à combler une âme insatiable. Une seule solution: vivre la vie des autres, la vie de ceux qui vous ont précédés, qui nous côtoient, qui nous suivront, vivre l'aventure des milliers d'êtres possibles qui seraient nés à votre place si le père d'Édith avait épousé ma mère, ou mon père à moi épousé votre cousin issu de germain.

Dans des mots qu'elle va chercher au fond de la mémoire collective d'un peuple, et qu'ont rythmés et remodelés trois siècles d'Acadie blottie entre la mer et la forêt sur la côte atlantique d'Amérique du Nord, dans des chansons sauvées par un accident de l'histoire, ou réinventées par esprit de conservation, Édith Butler nous rend un visage du monde que sans elle nous n'aurions pas connu. Car certaines mauvaises langues ont déjà laissé entendre que c'était un monde appelé à disparaître. Comme le vôtre et le mien.

C'est pourquoi Édith chante jour et nuit. Elle est consciente que l'histoire d'amour qu'elle raconte, elle est l'une des seuls à la connaître d'en dedans. Ce n'est pas tout de connaître un pays pour y être entré par la porte d'en avant; il faut avoir mangé à sa table en plus, et dormi dans son lit. Sans vouloir blasphémer, je dirais que les gens de chez nous ont leur pays dans le nez.

Surtout Édith Butler.

Dans le nez, dans la gorge, dans le ventre, sous la plante des pieds, au bout des doigts. C'est pourquoi ses pieds battent la mesure quand elle chante, et ses mains tapent sur un tambourin, ou sur ses cuisses. Car Dieu a bien fait les choses, dans un pays où les maîtres ne s'étaient pas mis en quatre, a muni Édith d'une telle stature, qu'elle peut se passer d'accessoires d'accompagnement. Ses longs bras, son long cou, sa longue chevelure accompagnent fort bien la longue plainte qui lui sort de partout. Elle a appris de ses pères à remplacer au besoin l'harmonium par l'épinette, l'épinette par l'harmonica, l'harmonica par deux cuillers; je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle tenterait comme Mascarille de mettre toute l'histoire de Rome dans un madrigal; mais je sais pour l'avoir vue qu'elle peut en remuant à peine les lèvres et en s'accompagnant de ses seules paumes contre ses genoux vous chanter une mélopée du Moyen Age que son grand père appelait une complainte et récitait sur trois notes comme s'il venait de la composer.

Et c'est le miracle d'Édith. Chez elle vous ne saurez jamais distinguer le cru de l'héritage. Car elle croit, comme moi, qu'elle était déjà là, enfouie dans le ventre de l'aieule ou dans les gênes des aieux, quand le monde a transmis au pays son héritage. Par conséquent, tout le patrimoine national est le sien. C'est presque dire que l'Acadie, c'est elle.

... Mais cette vérité énorme, elle la dira dans un rire splendide qui dégringole comme une corde de bois et qui finira par la faire ressembler à une joyeuse menterie.

Antonine Maillet,
écrivain, prix Goncourt 1979 pour Pélagie la charrette.

 

Françoise-Mallet Joris

Idole de son pays natal, l'Acadie, Édith BUTLER est une fée, une sorcière qui parfois se travestit malicieusement en bucheronne, en paysanne. Elle est cette femme de tous les temps qui berce un enfant, qui attend un absent parti sur la mer ou à la guerre. Elle est aussi le lutin espiègle qui jongle avec les mots comme avec les instruments qu'elle manie avec une merveilleuse dextérité. Héritière d'une tradition qui est aussi la nôtre, mais en aucune façon prisonnière de son patrimoine, elle l'enrichit d'harmoniques modernes, d'ingénieuses trouvailles, d'allusions moqueuses. Sa voix cuivrée, amoureuse du rythme, donne au rock une ampleur qui dépasse les modes. Et quand elle revient, avec telle complainte, à l'enfance de la mélodie, son interprétation sait nous en faire saisir l'étrange modernité. Une grande voix, une grande présence, une grande joie musicale marquée au sceau de cette qualité rare que seuls les meilleurs possèdent : la générosité.

Françoise-Mallet Joris
De l'Académie Goncourt

 

Rose-Marie Landry

C'est un privilège et un honneur d'être ici ce soir pour vous parler d'une artiste que je considère exceptionnelle. On peut dire qu'elle est la première qui a osé prendre notre héritage culturel et l'a porter de par le monde. Cette grande amie de cœur qui a commencé sa carrière musicale avec moi dans la grande maison rose de mon grand-père Célestin et avec laquelle la complicité artistique ne s'est jamais démentie. On a même eu le grand plaisir de faire s'épouser la musique classique et populaire dans de grands moments de folie scénique. (Vidéo)

Comme vous voyez mon influence opératique est indéniable puisque son dernier album s'appelle Madame Butlerfly!

Édith est la première à avoir fait éclater l'Acadie sur la scène non seulement ici mais aussi au Québec et partout dans le monde du Japon à l'Angleterre, des Etats-Unis à l'Irlande en passant par l'Olympia de Paris.

Édith est une bête de scène au charisme exceptionnel. Ses premiers albums étaient d'inspiration entièrement folkloriques. Puis, elle s'est exprimée à travers la chanson, le blues, la gigue, en passant par le rock'n'roll. Aujourd'hui, son 27e album renoue avec la source originelle de son inspiration mais cette fois enrichie encore de l'expérience d'une vie consacrée à la musique.

Dans sa maison cohabitent un koto ramené du Japon, un piano à queue, un vieil harmonium à pédales, des violons, des tambours, des guitares, des instruments de sa fabrication et même un saxophone! Sans compter ses nombreuses décorations, diplômes, plusieurs doctorats honorifiques, ordres en tous genres, et chacun d'eux a été bien mérité.

Chevalier de l'ordre du Mérite de la Culture française, Chevalier du l'ordre du Canada, Chevalier de l'Ordre de la Pléiade et de nombreux autres dont même un titre honorifique de Princesse Abénakise.

Malgré tout çà, j'ai l'impression que vous ne connaissez pas la vraie Édith, mon amie: la musicienne, la conteuse, la femme de cœur hypersensible et généreuse. Celle qui le soir de sa première à l'Olympia de Paris, après un succès triomphal, alors que tout Paris l'attend dans la coulisse disparaît pendant vingt-cinq longues minutes. Où est-elle? Que fait-elle ? Elle est à l'arrière scène à quatre pattes pour ramasser la boîte à outils qu'un technicien âgé a échappé à la fin du spectacle et qu'il devrait ramasser péniblement le lendemain. Elle l'a fait dans la plus grande discrétion et ce n'est que sa besogne terminée qu'elle s'est enfin avancée vers les journalistes et les admirateurs.

C'est l'Édith que je connais: attachante, généreuse, sensible, fragile, timide, drôle, passionnée, unique, solitaire, à la fois forte et vulnérable. C'est une bâtisseuse dont la maison est toujours ouverte. Pourtant, elle a dû vraiment lutter vaillamment pour ouvrir la voie et se tailler une place dans l'univers artistique.

La route qui mène au succès est pavée d'angoisses. Édith les a vécu comme les autres sans jamais sans plaindre. Elle ne partage que la joie. Elle porte dans son cœur, dans ses mots, dans sa vie et sur la scène les êtres qui lui sont chers. Sa sincérité et sa fidélité sont à toute épreuve. Ses histoires ont toujours un dessous humain, parce que c'est essentiellement une femme qui aime.

Si l'étoile de l'Acadie brille dans le monde aujourd'hui on lui doit une fière chandelle. Mais je sais que demain elle continuera de parler de nous partout ou elle ira.

Mais je voudrais qu'elle sache ce soir que si elle est fière de l'Acadie, l'Acadie elle aussi est vraiment fière d'elle!

On t'aime Édith!

Rose-Marie Landry
Directrice du Département du Chant Classique,
Université de Montréal

 

Luc Plamondon

Chère Édith,

Quel plaisir de te revoir sur scène dans une forme aussi resplendissante ! La grande folkloriste que tu es nous donne enfin le show qu'on attendait de toi, bâti sur un répertoire francophone qui traverse les siècles  et les continents, avec des arrangements très world music d'aujourd'hui conçus par Catherine Lara et joués par un band de jeunes musiciens québécois enthousiastes et formidables. Tu as tenu le public parisien dans ta main de la première chanson à la dernière, décrochant plusieurs ovations au cours du spectacle. Et tu les as fait rire et tu les as émus, avec tes histoires acadiennes, avec ton histoire à toi . Et tu les as fait taper dans les mains et tu les as fait danser. Et c'était vrai et c'était beau...

Bravo et à bientôt

Luc Plamondon
Paris, 31 mars 2004

 

Marie-Paule Belle

Lorsque, pour la première fois j'ai vu Édith chanter , j'ai été bouleversée : je comprenais la puissance d'une voix lorsqu'elle est soutenue par une foi inébranlable ; je subissais son magnétisme scénique et succombais à la générosité physique de son chant. Je l'admirais et l'admire encore plus maintenant que je la connais, pour la perfection de son travail, pour l'ampleur de son souffle, pour ses subtiles modulations vocales qui lient les mots dans un rythme appartenant à son histoire. Je souhaite à tous ceux qui vont la voir, de vivre la même joie.

 

Tintamarre, 27 décembre 2003
David Lonergan
Madame Butlerfly : une (re)naissance au monde

La pochette, fort belle, donne le ton : un lac en demi-lune, une forêt qui l'entoure, un soleil blanc dont le halot rougit l'espace. Une nature belle, attrayante. Mais quand on place cette pochette à la verticale, le lac se transforme en demi visage d'Édith Butler. Illusion d'optique mais surtout petite pointe d'humour : quand on regarde les choses trop rapidement, l'on ne peut en découvrir la vérité, la richesse... Madame Butlerfly nous invite à un voyage hors de l'ordinaire en se fondant sur un monde que l'on croyait connaître : elle «flye», la Butler.

La première chanson donne le climat : une histoire tragique, celle de «Marie Caissie», morte gelée. Quelques vers donnent l'essentiel du drame, des onomatopées en rythment le récit. Une orchestration envoûtante, toute en retenue. Il s'en dégage une incertitude : la vie ne tient qu'à un maigre fil.

La troisième souligne le chemin parcouru depuis les débuts de la carrière d'Édith. Elle reprend «Le grain de mil» en lui insufflant une vie nouvelle, une énergie annoncée par le violon de Catherine Lara, soutenue par les percussions, habitée par la voix d'Édith.

Ce disque est le fruit d'une triple rencontre : Lise Aubut pour la conception et la production, Catherine Lara pour les arrangements et la réalisation, Édith pour la voix et sa connaissance du folklore.

On oublie qu'elle détient une maîtrise en ethnologie, on oublie que pour elle le folklore n'est pas que simple mémoire, n'est pas que ces chansons que l'on chante à la fin des veillées ou encore sur une plage, l'été, autour d'un feu. Ces chansons venues du passé, nées du besoin fondamental d'expression de l'être humain, adoptées et adaptées d'une génération à l'autre sont porteuses de toute la temporalité dont elles ont été imprégnées.

Nous sommes loin, dans ce disque, de la Édith des albums «partys». Cette nouvelle Édith me replonge dans celle qui a émergé au début des années 1970 avec de fortes chansons originales et des reprises vivantes d'airs traditionnels. Entre les deux plus de trente ans bien sûr mais surtout une maturité dans sa recherche musicale et une volonté de témoigner de la musique traditionnelle en lui donnant une sonorité contemporaine. Une sonorité et, par le fait même, un sens actuel.

L'apport de Catherine Lara est sans doute essentiel à cette nouvelle vision de chansons dont certaines sont fort connues («Le grain de mil», «À la claire fontaine», «Dans les prisons de Nantes», «C'est dans le mois de mai», «L'enfant au tambour»). La violoniste française a manifestement su trouver le diapason qui correspondait à la sensibilité de l'Acadienne.

Ce disque est profondément original et actuel. Plus loin que la musique, il y a la quête d'identité, cette identité à la racine de notre être. Qui sommes-nous ? Une partie de la réponse pourrait être nous sommes tout ce qui nous précède et davantage, ce petit davantage qui nous fait unique et qui nous fait regarder le monde d'une façon qui n'appartient qu'à nous. Et quand le destin vous oriente vers l'ethnologie, vous regardez avec votre passion ce monde qui vous entoure. Pour Édith, on le sait, il y a l'Acadie dans ce monde. Une Acadie remplie de chansons. Édith aime rappeler que son univers d'enfant était bercé par des «chansons précieusement conservées par la mémoire collective d'un peuple». Et la jeune Édith reprend ces chansons instinctivement. Ses études la nourriront, sa carrière la fera agir et le temps lui permet maintenant d'être réflexive.

Ce n'est plus du «folklore» qu'elle chante dans Madame Butlerfly mais des œuvres qui ont traversé le temps, au même sens qu'un concerto de Mozart n'est pas désuet quand un xième interprète le fait sien en 2003. Mais contrairement à une œuvre de Mozart, une chanson traditionnelle n'est pas signée : elle a comme auteur celui qui l'a créée et dont on ne sait pas le nom, mais aussi tous ceux qui, au fil des siècles, l'ont faite leur. On peut la reprendre sans rien y changer mais on peut aussi lui donner de soi, de son pouvoir créateur. Dans le premier cas, on la fige et elle devient folklore, dans le second, on lui insuffle vie et elle est tradition.

Madame Butlerfly est une œuvre qui allie tradition et modernité. L'instrumentation, la façon de chanter, les arrangements, l'utilisation des techniques de studio sont à la fine pointe de notre tout nouveau siècle. Le passé y est vivifié par le présent et Édith nous offre une lecture novatrice de ce qui la fait vibrer depuis qu'elle est enfant. Dans les années 1970, la jeune femme qu'elle était mettait son cœur et son âme dans les chansons qu'elle reprenait; en réécoutant ses premiers enregistrements, on entend la charmante naïveté qui habite ses interprétations. Le temps n'était pas au recul, elle ressentait, elle exprimait, sans distance, en toute générosité. Il y a de l'abandon dans la jeunesse. En 2003, la femme qu'elle est demeure fidèle à celle qu'elle fut. Mais la naïveté a cédé la place à la maturité. Le regard qu'elle pose sur ces mêmes chansons est coloré par les années de sa vie, par sa connaissance de son art, par son désir de continuer à chercher, à comprendre, à fouiller en elle et autour d'elle. Sa compréhension de la musique traditionnelle n'est plus la même et c'est cet écart que nous donne à découvrir ce disque quand on l'écoute immédiatement après Avant d'être dépaysée : trente ans les sépare mais une même démarche les unit.

 Aujourd'hui l'ethnologue et la chansonnier se sont fusionnées.